Le problème des abeilles et de leur reproduction
Par Gérard GROLLEAU, Ornithologue et administrateur d’YE
Périodiquement, des articles alarmistes paraissent dans la grande presse et dans des revues plus spécialisées au sujet des abeilles domestiques (Apis mellifera) et du devenir des productions agricoles par manque de pollinisateurs.
Il est exact que depuis au minimum 40 ans des mortalités « anormales » ont touché les ruchers dans différentes régions, générant des diminutions de la production de miel, diminutions variables selon les années. Ces mortalités sont en général attribuées à l’utilisation dans les cultures d’insecticides, principalement de la famille des néonicotinoïdes, ce qui a amené une pression populaire pour leur interdiction. Celle-ci a été actée par l’état français en 2018, avec toutefois des possibilités de dérogations, ce qui a été le cas pour un usage contre les pucerons de la betterave. L’Europe a définitivement interdit l’emploi de 3 de ces insecticides, dont l’imidachlopride, en mai 2021.
Mais en fait, les abeilles domestiques ne sont pas les seules espèces d’insectes pollinisateurs ; à côté de ces dernières, il y a en France 860 espèces d’abeilles sauvages et bien d’autres insectes qui contribuent à la pollinisation des fleurs. Cette pollinisation avait lieu bien avant que l’homme domestique Apis mellifera. Cette espèce domestique est la seule qui produit du miel ; c’est donc une production au bénéfice de l’homme avant une utilité pour la flore en général. Ceci dit, de par l’abondance des cultures, que ce soient les arbres fruitiers ou toutes autres plantes destinées à la consommation humaine, les besoins en pollinisateurs ont été fortement augmentés, d’où la multiplication des ruchers. Mais, de par leur abondance, les abeilles domestiques concurrencent les espèces sauvages dans la récolte de nectar et provoquent parfois une diminution de ces dernières par manque de nourriture.
Je ne veux pas minimiser les effets toxiques des néonicotinoïdes, mais il ne faut pas se tromper de combat ; ils ne sont pas seuls en cause. C’est la transformation de l’agriculture « de subsistance » encore effective dans les années 1950, en agriculture intensive sur le modèle américain, qui a modifié totalement les paysages et la flore en particulier. A la fin de la dernière guerre mondiale, le Général de Gaulle a créé l’INRA (au début le regroupement de diverses Stations agricoles) en lui donnant pour mission de rendre la France autosuffisante sur le plan alimentaire et même exportatrice ; cette mission a été remplie, mais à quel prix pour la biodiversité dont personne ne se souciait à ce moment-là, tout au moins en France : mécanisation maximale et arrachage de kilomètres de haies pour augmenter la taille des parcelles et faciliter le déplacement des machines, utilisation d’engrais chimiques pour augmenter les rendements , disparition progressive de la polyculture au profit de monocultures, d’où l’utilisation de pesticides pour lutter contre les parasites qui trouvaient là des conditions idéales pour se multiplier.
Même si quelques agronomes français se sont rapidement inquiétés de ces modifications des paysages en particulier et de l’instauration de la monoculture allant de pair avec la spécialisation des régions, c’est le cri d’alarme lancé par une américaine avec son livre « Printemps silencieux » en 1964 qui a amené à une prise de conscience plus générale des effets néfastes de l’agriculture intensive.
Ceci dit, il ne faut pas accuser les agriculteurs de tous les maux ; ils ne sont que les exécutants de ce que l’enseignement agricole leur a appris durant 30 ans au moins, avant que des notions d’écologie soient introduites dans les cursus. Ce sont les états qui sont responsables de la situation actuelle. Les agriculteurs vivent de leur travail, et pour beaucoup en vivent mal actuellement ; mais ce sont eux qui produisent ce qui nourrit majoritairement les Français. Cependant, pour diverses raisons, la France qui était exportatrice de denrées alimentaires est en train de devenir importatrice.
Les monocultures, nous l’avons dit, favorisent la multiplication des parasites, d’où les luttes. Mais si l’on accuse les insecticides d’être la cause principale des mortalités des abeilles, et des autres insectes d’ailleurs, c’est négliger l’effet indirect des herbicides, largement utilisés, qui éliminent toutes les plantes pouvant concurrencer les cultures, réduisant drastiquement la flore sur d’immenses terrains agricoles. Prenons le cas du maïs dans les champs concernés duquel il n’y a pratiquement aucune autre plante : c’est une plante très peu mellifère et les abeilles n’y trouveront rien à récolter. Les prairies naturelles à la flore variée dont de nombreuses fleurissent, ont été remplacées dans les secteurs d’élevage intensif par des graminées plus productives sur le plan quantitatif, mais sans aucun intérêt pour les abeilles, ni pour des espèces d’oiseaux d’ailleurs. Les récoltes d’herbe précoces pour l’ensilage, la vitesse des moissonneuses qui tuent bon nombre d’animaux se reproduisant dans ces milieux, sont aussi des causes d’appauvrissement de la faune et de la flore.
Si nous revenons aux abeilles, un suivi des causes de mortalité mis en place en 2014 par le Ministère de l’agriculture a montré qu’en 2015 les mortalités anormales étaient dues pour 39% à des maladies ( dont un acarien parasite, le varroa ), pour 14% à de mauvaises pratiques apicoles ( dont l’usage illégal d’un acaricide interdit en France ), pour 11% à la famine et pour 6% d’intoxications phytosanitaires. Le manque de nourriture joue donc un rôle non négligeable dans les surmortalités, l’appauvrissement de la flore dans les zones cultivées en étant le responsable. Le froid, les accidents climatiques, interviennent également dans ce processus.
La raison principale des surmortalités reste le parasitisme et les maladies des abeilles ; le varroa est le principal ennemi, très difficile à combattre.
L’appauvrissement de la flore dans les zones agricoles n’affecte pas que les abeilles ; de nombreux insectes, dont des papillons, dépendent d’une seule famille de plantes et parfois d’une seule espèce de la famille. Un exemple qui touche les oiseaux cette fois : dès les années 1960, un chercheur anglais (POTTS ) a montré que dans une région dans l’ensemble non cultivée, donc avec une flore variée, la Perdrix grise pouvait atteindre 30 couples aux 100 ha, tandis que dans une région de culture intensive à la flore très simplifiée, l’on ne trouvait que 2 à 3 couples aux 100 ha. L’explication tient au fait que pendant les 10 premiers jours de leur vie, les poussins de perdrix sont insectivores ; or, les perdrix grises nichent préférentiellement dans les cultures de céréales, lesquelles, à la « floraison » subissent des attaques de pucerons, ce qui amène les agriculteurs à pulvériser des insecticides (autorisés), lesquels ne tuent pas que les pucerons mais aussi les autres insectes et les poussins de perdrix, qui naissent à cette même période, meurent de faim ; cela explique que dans les zones favorables, un couple de perdrix peut élever une dizaine de poussins, alors que dans les zones traitées on ne trouve que des compagnies de 2 ou 3 jeunes.
En conclusion, ce n’est pas en « attaquant » les seuls néonicotinoïdes que le problème des surmortalités d’abeilles sera résolu ; c’est tout le type d’agriculture qui serait à repenser. Mais la population française continue à croître, sans parler de la population mondiale qui explose, il y a de plus en plus de bouches à nourrir, alors peut-on se passer d’une agriculture intensive, peut-on admettre des baisses de rendements, des productions plus chères pour les consommateurs ? S’il n’y a pas une diminution de la population humaine mondiale, je crains que les mesures actuelles ressemblent à des cautères sur des jambes de bois.